L’homme dans le cercle

Si je veux être seul, je m’arrête, je sors la craie noire de ma poche et je trace un cercle autour de moi. Dans mon cercle, je suis à l’abri. Personne n’a le droit ni le pouvoir de m’adresser la parole si je me trouve dans mon cercle. Personne n’a ni le droit ni le pouvoir d’y entrer, de me toucher ou de me regarder trop longuement.

Quand je suis dans mon cercle, je n’entends plus les bruits de la rue, les vagues de la mer ou les cris des oiseaux. Je peux y rester, sans bouger, aussi longtemps que je veux. Rien de ce qui se passe autour de moi ne m’intéresse plus. Le cercle m’isole du monde extérieur et de moi-même. C’est la félicité totale, c’est la paix.

A l’intérieur du cercle on ne sent plus ni le froid ni la faim ni la douleur. Le temps s’arrête, lui aussi. On plonge dans l’abstraction comme dans un rêve protecteur. On devient le centre du cercle.

Quand je veux sortir du cercle, je tends simplement la main et je coupe la ligne du cercle. Personne ne peut le faire que moi. De l’extérieur, personne ne peut couper le cercle pour moi. Le miracle du cercle consiste dans la sécurité totale qu’il nous offre.

Depuis que le cercle a été inventé, le monde va mieux. Il n’y a plus ni guerres, ni famines, ni catastrophes. La criminalité a baissé. Dès qu’on est pris de nausée, on s’entoure d’un cercle. Dès que quelqu’un nous embête, on entre dans le cercle. Si un voleur pénètre, la nuit, dans notre maison, on s’enferme vite dans le cercle.

Si on part pour un long voyage et qu’on est fatigué, on se repose dans le cercle. Si on n’arrive pas à répondre à une question essentielle, le cercle est le meilleur endroit où méditer. Si la mort s’approche et qu’on ne veut pas mourir, on peut végéter à l’infini dans le cercle.

On ne peut jamais s’enfermer à deux à la fois dans le même cercle. D’aucuns ont essayé, mais ça n’a rien donné. Un cercle pour deux, ça n’existe pas et on est sûr que ça n’existera jamais.

Il y a des gens qui ont essayé d’emmener avec eux, dans le cercle, de petits animaux : chiens, chats, souris. Mais ça n’a rien donné non plus. Si on a, à côté de soi, à l’intérieur du cercle, un autre être vivant, le cercle ne fonctionne plus.

Depuis que les gens ont pris l’habitude d’utiliser le cercle, l’aspect de la ville a totalement changé. Les cercles sont partout. Il y a des gens qui aiment s’installer tout simplement sur le trottoir ou au milieu de la rue en s’entourant du cercle. Il y en a qui n’en sortent plus des jours et des jours durant. Dans les grandes salles d’attente, sur les places publiques, dans les gares, on ne voit que des gens recroquevillés, que l’on dirait oubliés dans leur cercle. Tout ça nous a apporté beaucoup plus de silence et de propreté.

Au début, il fallait avoir une craie noire, magnétique, pour pouvoir tracer le cercle. La craie était assez chère et la plupart des gens ne pouvaient pas s’en acheter. Peu à peu, le prix de la craie a baissé et des craies colorées ont même été mises en vente. Finalement, les mairies ont commencé à distribuer gratuitement des craies à la population.

Aujourd’hui, on sait qu’on n’a même plus besoin d’une craie pour tracer son cercle autour de soi. Le cercle peut être dessiné avec n’importe quoi, un bout de crayon, un rouge à lèvres, une pointe de couteau, une aiguille et même avec l’ongle.

Tout le monde est d’avis que le cercle représente la panacée de tous les temps. Voilà la fin du millénaire et plus aucun homme n’est malheureux.

Les sondages montrent que les habitants de la ville passent plus de cent jours par an dans leurs cercles. On a déjà procédé à un recensement de ceux qui n’ont plus quitté leur cercle depuis cinq ans, dix ans, vingt ans. Sans doute ont-ils pris goût à l’éternité.

Mais je ne cesse  pas de m’inquiéter de certains bruits qu’on a fait courir dernièrement dans la ville. On dit que les cercles cachent quand même un piège, q’on y entre parfois pour n’en plus sortir. On parle de gens bloqués dans leur cercle à leur corps défendant. On prétend que ceux qui vivent dans leur cercle depuis dix ou vingt ans en sont, en réalité, les prisonniers. On dit aussi que, depuis un certain temps, la plupart des cercles n’obéissent plus aux hommes. On dit qu’il y a beaucoup de gens qui, une fois encerclés, découvrent qu’ils ne peuvent plus ouvrir leurs cages.

On dit même qu’ils ne sortiront jamais.

l'homme dans le cercle
Matei et « l’Homme » (création Andra Badulescu Visniec pour un spectacle en préparation)